ENTREVUE – Linda Bouchard: la musique de la vie

Malgré des préjugés ancrés, la créatrice québécoise croit vraiment que
la composition peut se faire au féminin

François Tousignant
LE DEVOIR

Le lundi 20 septembre 1999

Rares sont les femmes qui font carrière en composition. La Québécoise
Linda Bouchard est de celles-là. On pourra entendre sa musique à
l’Orchestre métropolitain cet automne, au Nouvel Ensemble moderne ce
printemps, et un peu partout aux États-Unis. Portrait du parcours peu
orthodoxe d’une femme dont le nom et l’oeuvre s’imposent peu à peu
partout.

Linda Bouchard, compositeure ou compositrice? «Hum, les deux!
Auparavant, je disais compositeure, maintenant je préfère compositrice.
J’ai changé!»

Du changement, il y en a eu beaucoup dans la vie de cette jeune
créatrice québécoise. D’abord, native de Val-d’Or, elle démolit tout de
suite le mythe de l’origine abitibienne. «Mes parents ont déménagé à
Montréal alors que j’avais à peine trois mois; je suis Montréalaise.» Un
piano entre dans la maison et Linda est fascinée par la musique, sans
pouvoir vraiment en faire. Ses premières leçons sont un désastre et elle
abandonne rapidement.

C’est à l’école secondaire, puis au cégep, qu’elle tâtera de la flûte et
de la guitare. Elle aime cela, trouvant ses premières passions avec le
répertoire de chansons françaises ou américaines, puis envisageant de
s’inscrire à un baccalauréat général en musique, «faute de mieux: je
n’avais pas assez de technique pour aller en interprétation, ni de
connaissance pour entrer aux programmes de composition». Malgré les
regrets adolescents, sa lucidité se montre. «Quand je suis arrivée à
l’Université de Montréal, je me suis rendu compte que ma formation était
chancelante: mauvaise lecture, et une sorte d’horreur de la discipline
moulée, classique de formation.» Sous des conseils de professeurs aux
vues plus larges, elle se retrouve donc au Bennington College, au Verm
ont, sous la direction de Henry Brandt. C’est le choc, décisif, alors
qu’elle constate que, dans la multiplicité des styles et des langages,
on peut tout faire en musique, «pourvu qu’on le fasse avec intelligence
“musicale”».

Dans cette atmosphère collégiale, elle se lance dans la composition, qui
la fascine. C’est que la pédagogie est fascinante. Les étudiants de
Brandt suivent leurs cours en groupe, chacun joue la musique de l’autre
faite sous forme d’exercices hebdomadaires, et le tout est suivi de
séances de critique et d’autocritique. Et il y a les concerts.

C’est à ce collège libéral vermontais qu’elle comprend comment les
diverses époques peuvent et doivent se côtoyer. Scarlatti avec
Stockhausen, Ligeti avec Brahms. Elle dit en retirer «un grand souffle
de liberté, loin de tout cloisonnement, où la seule règle qui guide est
la curiosité». Cette manière de faire l’apprentissage d’un art reste
l’expérience la plus importante de sa vie, celle de laquelle découlent
toutes les autres. Dans ce foisonnement, déjà, on sent poindre son
esthétique.

Parallèlement, elle se jette tout autant dans la pratique de ce qui est
désormais son instrument: la flûte. «Je travaillais ma flûte comme une
folle pour toujours arriver à rattraper le retard que je sentais en
solfège.» Elle s’y accroche donc de toute son âme pour renforcer un
sentiment d’insuffisance contre lequel elle luttera longtemps. «Mes
collègues maîtrisaient déjà tout ce que j’avais à apprendre.»

L’école française de flûte est dominante; alors, mettant un peu la
composition en suspens, elle se rend en France. Elle est même admise au
Conservatoire national supérieur de musique de Paris, notamment dans la
classe de Jean-Pierre Rampal. Elle n’y est pas restée longtemps.
«J’étouffais à Paris», et en plus, même si elle se donnait jusqu’à l’âge
de 35 ans pour faire patienter la composition, cette voix sourdait de
plus en plus urgente. «Un beau matin, je me suis retrouvée à un coin de
rue dans New York. J’y venais pour deux mois, en stage, j’y suis restée
douze ans.»

Elle se fait des contacts, pratique toutes sortes de petits boulots,
même copiste, pour gagner quelques sous pendant ses études à la
Manhattan School of Music, et elle prend plus au sérieux la direction
d’orchestre.

La leçon new-yorkaise est plurielle, donc. D’abord, encore dans la
variété. «Il n’y a pas “une” avant-garde là-bas, mais plusieurs; chaque
soir, on peut assister à des concerts de musique contemporaine tout à
fait différents, avec des gens toujours nouveaux.» À l’affût d’aspects
nouveaux, Linda Bouchard reconnaît avoir «mangé» de la musique au point
où elle n’avait plus de vie personnelle en dehors de la musique.

Ceux qui ont passé au-travers de ce genre d’épreuve vous le diront:
faire une maîtrise, cela apporte de l’assurance. Linda Bouchard se lance
peu à peu dans la direction d’orchestre, ayant trouvé du travail au St.
Luke’s Orchestra. Il est normal pour un compositeur de savoir diriger ne
serait-ce que ses oeuvres. Là, elle travaille aussi la musique des
autres et la musique «classique».

Elle s’y rend compte du pouvoir que donne le travail de chef
d’orchestre, et y prend vraiment goût, trop même: «Où reste le temps
pour la composition après les heures passées à l’étude des partitions,
au travail et aux répétitions?» Pendant ce temps, ses oeuvres commencent
à se répandre. Elle gagne des prix, se fait remarquer pour son cran et
son énergie. Elle commence à avoir une «réputation». Le sort va encore
jouer.

C’est l’époque où les orchestres canadiens importent la charge de
compositeur en résidence parmi leur personnel. Il s’agit, pour le
directeur musical, de nommer un compositeur chargé de le conseiller dans
le choix du répertoire contemporain joué par son orchestre et de le
guider dans l’orientation des commandes. Il faut aussi aider aux
répétitions de ce genre de répertoire, s’occuper d’une certaine
paperasserie et organiser des rencontres et des ateliers, de nature
pédagogique (dans les écoles, concerts en matinée) comme publique (les
fameuses conférences pré-concerts portant souvent sur la musique
d’aujourd’hui).

Linda Bouchard se fait offrir un tel poste par Trevor Pinnock à
l’Orchestre du Centre national des arts (OCNA). Elle y oeuvrera trois
ans et en profite pour reprendre contact avec la vie et les milieux
montréalais et canadien. Les commandes commencent à affluer et ses
prises de position font parfois du bruit. Pour l’anecdote, l’homme de sa
vie l’a suivie de Seattle à Montréal. Lorsqu’il doit se rendre sur la
côte californienne pour le travail, Linda Bouchard ne se pose pas de
questions.

Aujourd’hui, c’est à San Francisco qu’on la retrouve, «uniquement pour
des raisons personnelles et familiales».

L’insertion est plus difficile; occupée par l’arrivée d’un premier
enfant, moins disponible pour trotter comme elle en aime l’habitude,
elle se console facilement. «J’ai beaucoup de commandes au Canada et je
veux profiter au maximum de l’enfance de mon fils. C’est très important
pour moi; je suis une femme heureuse dans ma vie personnelle, c’est pour
moi aussi important que ma musique. À celle-ci, j’ai déjà beaucoup
donné, je ne m’en veux pas de passer plus de temps ailleurs pour des
choses aussi importantes.»

La composition est-elle difficile pour une femme? «Oui, c’est vrai, il y
a encore bien des préjugés. Si les mouvements féministes radicaux comme
le Women’s Philharmonic sont importants, ils n’aident pas toujours la
cause en se fermant à trop de bonnes choses.» Il y a pire. «Si la
composition est encore un monde d’hommes, il reste infiniment plus
difficile pour une femme d’acquérir quelque crédibilité et
reconnaissance que ce soit en tant que chef d’orchestre, un métier que
j’adore. Le milieu, comme le public, a des réflexes biens ancrés.»

Elle qui écrit pour des formations classiques comme des ensembles
spécialisés en musique contemporaine aime faire l’éloge de la
différence. «Travailler avec le Quatuor Kronos, par exemple, c’est
formidable; non seulement les instrumentistes développent des méthodes
de travail efficaces et rapides, en plus ils possèdent cette
intelligence musicale et une compréhension des styles qui font saisir de
facto ce que dit la partition. Une création, pour le Kronos, c’est comme
un quatuor classique qui joue du Mozart.» Sans cette fréquentation, les
musiciens d’orchestre «demandent qu’on leur explique, qu’on prenne le
temps de leur donner des exemples pour arriver à ce qui est souhaité;
c’est beaucoup plus long et beaucoup plus ardu».

Où va Linda Bouchard? «Je ne sais pas, ni ne veux le savoir. J’ai acquis
assez d’expérience pour savoir que je ferai toujours de la musique et
que, quoi qu’il arrive, je saurai bien me débrouiller.» Comme pour ses
compositions, la vie de Linda Bouchard est toujours à inventer.

Écrire pour être jouée

Linda Bouchard n’y va pas par quatre chemins; pour elle, il n’y a que
deux sortes de musique: celle qui a quelque chose à dire et qui le dit,
et l’autre, peu importe l’époque. Le moyen est secondaire. «Quand j’ai
quelque chose à dire – très souvent, je dois l’admettre -, il faut que
cela sorte, que je trouve un moyen de le noter, sans égard à un style
défini.» Le style fait donc la femme? «Oui, mais pas des bornes fixées
et délimitées.»

OEuvrant dans tous les domaines, de l’arrangement de musique de ballet
aux expériences multidisciplinaires, de la musique solo à celle
d’orchestre, si on lui demande de définir une constante dans sa foi en
la composition, elle dit qu’«il faut trouver un moyen de dire ce qu’il
faut de la manière la plus directe et efficace possible. Quand c’est
dit, on passe ailleurs.» C’est pourquoi sa musique demande de
l’attention; elle qui a horreur de la complaisance usera de mélange de
styles pour créer l’opposition, pour éclaircir la direction. «Ma musique
va quelque part», semblerait un credo justifié.

Sa foi reste intacte. «Chaque fois que j’ai été désarçonnée par la vie,
la musique a été là, un concentré de vie, la plus belle métaphore de la
vie; la musique, c’est aussi un prétexte à communiquer cette expérience
de la vie.» De se savoir jouée de Montréal à Tokyo, de Los Angeles à
Berlin, lui donne confiance. «Je sais que je vais continuer.» Son carnet
de commande plein – «et je suis devenue très très sélective maintenant»
-, elle croit vraiment que la composition peut se vivre au féminin. La
différence, elle ne le sait guère: «Je veux être moi, ça me suffit.
J’écris pour être jouée, être entendue, pas pour rester sur des
tablettes; j’écris pour ne pas avoir peur de changer, de tenter de
nouvelles expériences et même pour avoir du plaisir», dit-elle, toujours
en insistant sur l’intelligence «musicale», son leitmotiv.

Artiste curieuse, personnalité forte, par sa seule intuition, Linda
Bouchard sort des sentiers battus, en mettant d’autres en friches.

Questions d’esthétique

Linda Bouchard a une pensée nette sans être tranchée. Pas de dogmes
autres que ceux de l’intelligence musicale et la capacité d’inventer des
solutions à une demande créatrice. Si on lui parle des inflences, on
entend une réponse bizarrement sage: «J’adore les influences. Pas pour
m’en inspirer, mais pour y réagir.» La musique de Linda Bouchard peut
donc se définir comme un éternel va-et-vient entre tout ce que la vie
met à la disposition de son oreille.

Le matériau est important, l’idée primordiale et l’efficacité du
résultat essentielle. Quand ces éléments sont en harmonie, une oeuvre ne
peut pas ne pas marcher, selon elle, même si elle peut être parfois
difficile à approcher à une première écoute.

Sa musique est comme sa vie, pleine de retours, de rebondissements,
voire de paradoxes. Sa grande qualité est souvent de sembler trop
courte, Bouchard aimant se refuser le luxe du développement. Elle
préfère la générosité d’idées à leur étalement. Dans ses cahiers, un
projet d’opéra, tranquillement, mûrit, «pour le moment où je serai
prête». Si on lui demande un mot, une expression pour se définir, sa
seule réponse est un profond regard interrogateur. On imagine les
oeuvres à venir comme les éléments de réponse.

©Le Devoir